L'homme qui n'avait qu'une chaussure

jeudi 16 février 2017


En sortant du travail, j'ai croisé un vieil homme qui semblait marcher avec difficulté. Il avait une barbe grisâtre emmêlée, un bonnet si peu épais qu'il en était transparent et surtout... il n'avait qu'une chaussure. Son pied droit n'était protégé des pavés durs que par un sac plastique bleu fourré de divers papiers. Quant à l'expression vide de son visage, les mots me manquent pour en faire état ici. 
C'était l'heure de pointe à Bordeaux. Les gens défilaient, souvent le sourire aux lèvres d'ailleurs, enjoués par cet agréable soleil de fin de journée. Des étudiants, des mères de famille, des couples, des cadres, des bandes d'ami(e)s, j'observais la curieuse scène qui se déroulait. Tous et toutes le frôlaient sans même sembler lui adresser un seul coup d’œil. Pourtant, la couleur atroce de ce sac plastique ne pouvait passer inaperçu. Alors, pourquoi ? Mais enfin, pourquoi personne ne s'arrêtait ? 
Le vieil homme continuait d'avancer lentement et douloureusement vers ce qui s'apparentait à sa couchette, un matelas posé au ras du sol. Il semblait bien moins outré que moi qu'on ne le remarqua pas. En somme, il avait peut-être appris à faire partie du décor. Aussi misérable fut son quotidien. Aussi douloureux fut ce pied auquel il manquait une chaussure. Il ne demandait rien, lui. 
Cette scène ne s'est en réalité déroulée que sur une ou deux minutes, bien qu'elle m'ait semblé prolongée de longues minutes de détresse. Je l'ai suivi depuis ma voiture, arrêtée à un feu rouge, dans une rue à sens unique. Impossible de revenir sur mes pas, pourtant je n'avais qu'une envie : le prendre par le bras, rentrer dans le premier magasin et lui acheter cette foutue paire de chaussures. A défaut, je lui en amènerai des un peu moins neuves (merci à mon mari), mais tout aussi robustes et utiles que celles que j'aurais aimé qu'il choisisse. Elles sont déjà dans mon sac. Prêtes. 

Pourquoi ce petit chien en illustration ?
Parce que c'est également un sans-abris que je croise chaque soir, accompagné de ses jeunes maîtres alcoolisés. De même que pour le vieil homme déchaussé, il ne semble pas émouvoir grand monde ce chiot, même endormi sur un sol dégoulinant de bière avec en guise de laisse un vieux ruban irritant. Ce soir, j'ai posté son portrait sur les réseaux sociaux. Ô surprise, ce petit semble tout à coup plus attendrissant, il suscite l'intérêt, on me pose même des questions sur son histoire... 

Mais enfin, faudrait-il que je poste une photo du vieil homme pour que tous ces passants prennent enfin quelques minutes de leur temps pour le considérer, et peut-être, imaginer quel petit coup de pouce ils pourraient lui donner ?
Allons plus loin. Faudrait-il pointer du doigt ainsi tous les malheureux afin d'espérer un peu d'aide ?


J'aimerais beaucoup, si cela pouvait améliorer le sort de quelques uns. 
Mais j'entends déjà les remarques clichées telles que "Arrête, tu ne peux pas porter toute la misère de ce monde sur tes épaules", ou  encore "Mais attends, tu sais il y en a partout, tu crois que tu peux y changer quelque chose ?"
Bien. Alors , laissez-moi vous rappeler un conte auquel je tiens énormément.

*

Un de nos amis marchait sur une plage mexicaine déserte, au coucher du soleil. Peu à peu, il commença à distinguer la silhouette d'un autre homme dans le lointain. Quand il fut plus près, il remarqua que l'homme, un indigène du pays, ne cessait de se pencher pour ramasser quelque chose qu'il jetait aussitôt à l'eau. Maintes et maintes fois, inlassablement, il lançait des choses à tour de bras dans l'océan.
En s'approchant encore davantage, notre ami remarqua que l'homme ramassait les étoiles de mer que la marée avait rejetées sur la plage et, une par une, les relançait dans l'eau.
Notre ami était intrigué. Il aborda l'homme et lui dit: "Bonsoir, mon ami. Je me demandais ce que vous étiez en train de faire."
"Je rejette les étoiles de mer dans l'océan. C'est la marée basse, voyez-vous, et toutes ces étoiles de mer ont échoué sur la plage. Si je ne les rejette pas à la mer, elles vont mourir du manque d'oxygène."
"Je comprends, répliqua notre ami, mais il doit y avoir des milliers d'étoiles de mer sur cette plage. Vous ne pourrez pas toutes les sauver. Il y en a tout simplement trop. Et vous ne vous rendez pas compte que le même phénomène se produit probablement à l'instant même sur des centaines de plages tout le long de la côte? Vous ne voyez pas que vous ne pouvez rien y changer?"

L'indigène sourit, se pencha et ramassa une autre étoile de mer. En la rejetant à la mer, il répondit: "Ça change tout pour celle-là!"

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